NEV Nègres en Vente (ou la traversée des voix)

Je me souviens encore de ce jour où la petite enveloppe de mon écran s’ouvrait avec les mots de Guy Régis Jr et Hélène Lacroix. La Ville de Paris a lancé un appel à candidature pour la saison « Un été Particulier » et nous avons un projet  pour les Récollets; du sur-mesure ! Un parcours  sonore et performance dans les sous-sols du couvent porté par la compagnie NOUS Théâtre.

C’était le début d’été 2020,  nous sortions tous hébétés de ce tsunami viral,  ankylosés presque anesthésiés. Il y avait urgence,  une folle envie de se dégourdir les jambes, de replonger dans un bain de culture en redevenant spectateur et non plus téléspectateur ou internaute. Retrouver le chemin de la terrasse et ces longues soirées qui s’étirent jusqu’à pas d’heure, collés sur les petits bancs, serrés les uns contre les autres. Les verres qui se remplissent, les bouteilles qui se vident…

Un été particulier, oui tellement, que l’on serait tenté de dire un été à oublier.

Mais doit-on vraiment effacer cette mémoire sous prétexte qu’elle est douloureuse?

Guy Régis Jr travaille justement sur cette mémoire de l’histoire, qu’il ne faut pas effacer mais au contraire faire remonter à la surface, comme ces cales de bateaux remplies de vies volées. On peut difficilement imaginer l’horreur mais doit-on la taire? Cette mémoire si difficile à évoquer,  Guy Régis JR et Hélène Lacroix la restitue sous forme artistique, mêlant installation sonore et performance.

Ils visent ainsi à redonner corps et nom à tous ces inconnus ayant subi le commerce triangulaire sur l’île d’Haïti pendant la période coloniale.

 

Les conditions particulières mises en place dans le contexte sanitaire ont fortement réduit la jauge du public. 8 groupes de 5 personnes seulement ont pu faire la traversée suivie d’une causerie en présence des artistes. L’émotion était palpable comme le témoigne Jean-Marie Théodat, maître de conférences à l’Université Panthéon-Sorbonne, dans son blog de Mediapart:

Quand l’art nous prend par la main

23 AOÛT 2020

Dans le jardin des Récollets à Paris la foule se presse par petits groupes pour assister à la représentation. Une performance sur la mémoire des Nègres en Vente, dans le cadre d’un travail accompli en couple par Guy Régis Junior et Hélène Lacroix, un duo d’enfer qui saisit par la queue les diablotins de la mémoire pour les tirer vers la lumière.

Dans le jardin des Récollets à Paris la foule se presse par petits groupes pour assister à la représentation. Une performance sur la mémoire des Nègres en Vente, dans le cadre d’un travail accompli en couple par Guy Régis Junior et Hélène Lacroix, un duo d’enfer qui saisit par la queue les diablotins de la mémoire pour les tirer vers la lumière. 

Il y a là des habitués, le prince des poètes, James Noël, le professeur Brice Ahonou, l’acteur James Fleurissaint, des intellectuels et des artistes, Henry Roy, Françoise Ponticq, Florence Alexis, Éliana Vagalau, etc. Tout ce que Paris compte d’aficionados férus de culture haïtienne, était au rendez-vous pour piétiner patiemment dans les jardins des Récollets en attendant la traversée. Chrystel Dozias, l’hôtesse du soir, nous accueille avec déférence.

Le propre de l’art c’est de donner en partage l’intimité des expériences dont la singularité absolue empêche qu’elles puissent être divulguées avec les simples métaphores du langage courant. Il faut passer parfois au fil de l’imagination le nœud gordien des douleurs mal exprimées parce que trop longtemps refoulées, pour en apaiser les plus profonds tourments. Tant le risque de les laisser ruminer en nous, sans les réserves d’une approche distanciée, nourrie par le recul des années, peut conduire à des déchirements nouveaux, voire laisser la place à des acrimonies tenaces. Si nous savons aujourd’hui de quoi sont faites les haines d’autrefois, nous pouvons prévenir celles de demain. Par le moyen de l’art.

En effet, la mémoire de l’esclavage est parfois célébrée de telles façons que certains y voient l’occasion d’une revanche à prendre sur l’histoire coloniale qui a assigné à l’exil et à la servitude durant plus de mille ans les enfants de l’Afrique. La discipline historique est devenue un champ de bataille où les éminents spécialistes se jettent à la tête leurs archives partiales pour prétendre à la palme de la douleur, la primauté de la mémoire et la préséance dans les valeurs de leur communauté respective. C’est une guerre de Troie qui se répète à l’infini et dont il est sans doute bon de prendre son parti en laissant se déchirer entre eux les hoplites des archives et les fantassins de la plume.

L’art va plus loin. Il nous prend par la main et nous fait voir par le menu, par la magie de la lumière, des sons et des mots bien choisis, que la douleur est universelle. Qu’il y a encore lieu et raison de nous entendre pour partager des lieux communs et les sublimer en cadeaux pour l’esprit. C’est à cela que servent les artifices : à nous rapprocher sans barrière dans la beauté de l’expérience.

Cela commence par une Ariane aux longs cheveux, Soraya, tout de noir vêtue, qui nous prend par la main et nous guide dans les abrupts escaliers d’un labyrinthe en colimaçon qui tournoie progressivement dans les chaudes ténèbres d’une cave où résonne le sifflement contraint d’une âme qui respire. Je dis une âme, mais ils sont plusieurs à geindre sans pause, mais on sent, à bien écouter que la mort hante les ténèbres. 

Plongé dans l’obscurité, le corps bascule dans le gel vitellin d’une insécurité native qui rappelle à ses expériences reptiliennes le fœtus tardif que chacun est resté, à part soi. En ces temps de Covid-19, nous sommes acheminés par petits groupes de 5 en file indienne dans les ténèbres, avec la babouquette de rigueur. Le masque évoque à la fois la maladie et les planches. L’on se sent embarqué au fond de la cale d’un vaisseau, et ce n’est pas sans un puissant sentiment de détresse que l’on traverse cette apnée sèche dans le noir. 

Alors, l’on cherche des appuis imaginaires en risquant un pas après l’autre, avec l’assurance cependant que tout se passera bien, puisque Ariane est là. Ce labyrinthe est aussi un long fleuve avec des biefs sonores qui transitent par des gorges chorales. Chants vodou, airs d’opéra qui adoucissent la traversée, sans mitiger le désespoir. Car aussitôt après, surgit des ténèbres le fracas confus des armes. Crépitements en tous genres qui pourraient faire écho à tant de guerres inutiles de par le monde ; à l’insécurité morbide qui ravage Haïti ; aux échanges fielleux à travers les médias où les esprits s’adressent la parole à coups de noms d’oiseaux ; aux informations qui mélangent ouvertement le faux, le vrai le vulgaire et le sacré. Une cacophonie universelle qui évoque un chaos.

La réussite est là. Le privilège de l’art est de toucher à l’essentiel par une économie de moyens et une parcimonie de parole qui élèvent à l’épure la fleur de l’expérience. C’est aussi de laisser sa part à l’imagination du spectateur qui n’a pas besoin d’avoir des ancêtres esclaves, ni une conscience militante pour ressentir la douleur enfouie à travers les émotions. Des rumeurs de sanglots étouffés par le vacarme que font contre la coque d’un bateau les assauts répétés des vagues, suffisent à transmettre le drame souffert par des millions d’êtres. Et l’on s’avise que c’est plus fort et plus puissant que tous les discours et toutes les controverses. Une plongée vivante dans un tableau de Soulages.

L’art crée à partir de nos émotions sans distinction de couleur, de religion ou de patelin. Tout ce noir, toutes ces ténèbres me ramènent à Borges, au vodou, aux mythes grecs, à tout ce qui trouve sa lumière et son chemin à travers les ténèbres. Soit qu’une cécité physique a produite, soit que la cécité métaphorique que nous avons tous reçu en partage, a établie. A la fin de la traversée, c’est à nouveau Ariane qui ouvre le chemin vers le jardin, qui émerge à la lumière, une lampe-torche à la main, et son sillage fait des zigzags, comme un rai ténu de lueurs brisées dans les ténèbres. On sort de là avec le sentiment d’une délivrance visuelle et sonore. Lavé de soi, comme après un bain de vigueur, initiatique, dans le noir plus profond et plus sombre du labyrinthe des NEV.

NEV aux récollets

 

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